A LIRE EN ENTIER ABSOLUMENT CAR C'EST INIMAGINABLE :
Chez Orpea, une gestion des ressources inhumaines
TÉMOIGNAGES. Un ancien employé administratif et une infirmière confirment les méthodes de management brutales du groupe mis en cause dans « Les Fossoyeurs ».

Par Nicolas Bastuck
Publié le 03/02/2022 à 07h00 - Modifié le 03/02/2022 à 09h07
Faux CDD, sous-effectif chronique, obsession du rendement, méthodes musclées des « directeurs nettoyeurs », licenciements arbitraires, discrimination syndicale… Dans son livre enquête Les Fossoyeurs (Fayard), le journaliste Victor Castanet n'évoque pas seulement le manque de soins, la maltraitance subie parfois par les résidents hébergés dans les établissements du groupe Orpea. Plusieurs chapitres dénoncent aussi la brutalité avec laquelle certains salariés ont pu être traités ; les pratiques de management implacables insufflées en haut lieu par une direction des ressources humaines qui semble n'avoir d'humain que le nom ; le mépris avec lequel les dirigeants du groupe s'affranchissaient des règles du Code du travail, s'agissant notamment du dialogue avec les partenaires sociaux…
Le Point a recueilli le témoignage de deux anciens salariés du groupe, un des leaders mondiaux des Ehpad et cliniques privées, alors que trois syndicats (CGT, FO, CFDT) s'apprêtent à déposer une plainte contre ses dirigeants pour « fraude aux élections professionnelles » et « discrimination syndicale », l'une de ces organisations envisageant par ailleurs une action pour « détournement de fonds publics ». L'un de ces deux témoins était employé administratif, l'autre infirmière. Ils confirment les méthodes que dénoncent les personnes interrogées par ailleurs dans Les Fossoyeurs.
À LIRE AUSSI« Faire entrer plus de résidents et en meilleur état » : les déboires d'Orpea devant la justice
Nous l'appellerons François. Âgé d'une trentaine d'années, il a quitté le groupe en 2020 après y avoir travaillé durant quatre ans dans une fonction administrative, sur le terrain, au sein d'une des maisons de retraite qu'Orpea exploite dans le sud de la France. Il vient de « gagner son prud'homme » contre Orpea, condamné à lui verser un peu plus de 70 000 euros d'indemnités pour des rattrapages de salaire, des heures supplémentaires non payées et en réparation de son préjudice moral… François assure « avoir aujourd'hui tourné la page » et « fait son deuil », remerciant la justice de l'avoir « réparé ». Il a « rebondi », il est quitte avec Orpea, mais préfère parler sous couvert de l'anonymat pour « pouvoir aider ses anciens collègues qui, toujours dans le système, [le] sollicitent pour des conseils ou témoigner en leur faveur ».
J’ai commis l’erreur de solliciter la déléguée du syndicat Arc-en-ciel, un syndicat maison à la botte de la direction.François
Alors qu'il a été « dégagé » (sic) pour « faute grave » après avoir osé réclamer à sa directrice le paiement d'heures supplémentaires, son licenciement a été requalifié en « licenciement sans cause réelle ni sérieuse » par les juges du travail. « J'ai commis l'erreur de solliciter un jour la déléguée du syndicat Arc-en-ciel, un syndicat maison à la botte de la direction, pour faire valoir mes droits. Je lui ai indiqué mon intention de saisir l'inspection du travail si rien ne bougeait, sans savoir que je signais mon arrêt de mort. Elle m'a expliqué qu'elle ne pouvait rien faire, qu'elle serait bientôt en retraite et qu'il ne fallait pas oublier qu'Orpea nous faisait vivre. Je n'ai eu aucun retour, mais une semaine plus tard, j'étais convoqué à un entretien préalable au licenciement », raconte-t-il. François accuse-t-il la déléguée qu'il avait sollicitée d'avoir alerté la direction dans son dos ? « Je n'en ai pas la preuve, mais le fait est là : une semaine après, j'étais dehors », élude-t-il. « J'ai été viré sur-le-champ, pour des motifs fallacieux : dossiers incomplets, contrats non signés, des points sur lesquels je n'avais en réalité aucune prise », dénonce François.
« C'est tout bénef »
Dans son livre, Victor Castanet publie le témoignage d'une ancienne alternante des ressources humaines d'Orpea, Camille Lamarche, qui témoigne à visage découvert. « Une lanceuse d'alerte », la qualifie l'auteur en saluant son « courage ». Arrivée en octobre 2018 au siège du groupe, la jeune juriste est reçue par son « N + 1 », qui la met aussitôt au parfum : « Est-ce que vous comprenez qu'il vaut mieux perdre 30 000 euros aux prud'hommes que de garder un salarié gênant ? », « est-ce que cela vous choque qu'on licencie quelqu'un sans motif ? », « qu'il y ait des organisations syndicales avec lesquelles on discute et d'autres non ? ». Outrée, Camille Lamarche se met à enregistrer les conversations avec sa hiérarchie. Elle décrit ainsi les pratiques de la maison, en matière de licenciement : « La politique affichée est de licencier un maximum pour faute grave […]. Quand tu vires pour faute grave, tu ne dois pas d'indemnités de licenciement […]. Tu fais une mise à pied immédiate, c'est tout bénef ! Tout ça a été pensé et calculé. Ça revient moins cher au groupe de payer plein pot les peut-être 10 % qui iront aux prud'hommes que de payer à tout le monde ce qu'on doit. Ils s'en foutent, des contentieux. Ils en perdent à la pelle, mais c'est budgétisé. »
« C'est exactement ça », confirme François, notre interlocuteur. « Je n'arrêtais pas, de 9 heures à 19 h 30, et quand je rentrais chez moi, je me reconnectais pour boucler les plannings du lendemain. Lors de mon entretien de licenciement, la cadre de santé a osé affirmer que si je restais tard, c'était parce que j'aimais ça, que ça me plaisait de traîner pour parler avec les équipes du soir alors qu'on était juste tous sous l'eau. »
On grattait sur tout : le pain de mie, le lavage des draps et, surtout, la masse salariale.François
« Trois choses obsédaient la direction : le taux d'occupation, la rémunération brute des salariés et le CRJ (coût des repas journaliers), poursuit François. On grattait sur tout : le pain de mie, le lavage des draps et, surtout, la masse salariale. Le recours aux CDD était massif et on les embauchait le plus souvent à 80 % pour amortir les frais d'indemnités de précarité et de congés payés. Résultat : tout le monde était débordé, alors les auxiliaires zappaient parfois la toilette des résidents. J'annulais la formation des agents pour ne pas avoir à les remplacer et quand ça ne suffisait pas, on se passait d'un ou deux CDD pour gratter encore quelques centaines d'euros. Les soignants embauchés à durée déterminée étaient de véritables bouche-trous ; on annulait leur venue la veille de leur prise de poste et quand on en avait vraiment besoin, on les rappelait en urgence. Ceux qui déclinaient n'étaient pas renouvelés. »
En attendant Marilyn Monroe…
Plus grave : François évoque, preuves à l'appui, la « pratique institutionnalisée des faux CDD », évoquée dans le livre de Victor Castanet et à laquelle Mediapart a consacré une enquête. « Pour ne pas avoir à embaucher en CDI, on trouvait de faux motifs ; le plus courant était : “dans l'attente de l'arrivée du titulaire du poste”. En réalité, aucune embauche n'était prévue, le titulaire était fictif alors la directrice utilisait des faux noms, empruntés à des auxiliaires ou à des membres de sa famille », rapporte François. Le sentiment d'impunité du groupe était tel que certains directeurs se moquaient ouvertement de l'administration du travail en évoquant l'arrivée prochaine de Marilyn Monroe ou de Clark Kent, raconte Victor Castanet dans Les Fossoyeurs.
Plus grave encore : notre témoin assure que certains postes pourtant essentiels à la santé et à la qualité de vie des résidents (médecin coordinateur, psychologue, infirmière cadre) pouvaient rester vacants plusieurs mois dans l'établissement censé les employer. « Pendant ce temps-là, on empochait les dotations de l'ARS. Orpea remboursait-il ces sommes à l'État, alors que ces postes étaient délibérément laissés vacants ? Il faudrait que vous vous renseigniez, mais je ne le pense pas », lâche-t-il, benoîtement. Là encore, son témoignage corrobore celui d'une ancienne collaboratrice du groupe interrogée dans Les Fossoyeurs : « On nous interdisait de recruter [des soignants] alors qu'on avait l'argent de l'ARS pour le faire […]. Ça nous arrivait souvent de faire plus de 10 000 euros d'économies par mois sur la masse salariale, financée par l'ARS. En fin d'année, on pouvait avoir un excédent de dotation de plus de 100 000 euros ! » « Sur plusieurs mois, ça pouvait faire des grosses sommes », confirme François.
Certains établissements étaient en rupture de couches dès le 15 du mois. Ils nous appelaient pour qu’on les dépanne.François
« La pression du chiffre était telle qu'il n'y avait pas de petites économies, poursuit-il. C'était le paraître qui comptait. Quand une famille venait faire une visite, on sortait les belles couettes alors qu'en dessous les draps n'étaient pas changés. On assurait aux futurs clients que les résidents pouvaient choisir un autre plat si celui qui était au menu ne leur convenait pas alors que, dans les faits, il n'en était rien. Le chef de cuisine était obsédé par son CRJ, fixé à l'époque à 4,05 euros par jour et par résident. Quand, à la fin du mois, il avait réussi à gratter 200 euros sur son budget, il était content. Évidemment, ce gain n'était jamais répercuté sur le budget du mois suivant. » Il a beaucoup été question des économies faites sur les couches, après la sortie des Fossoyeurs. François en a été le témoin : « Les derniers jours du mois, on était en pénurie, mais certains établissements étaient en rupture dès le 15. Ils nous appelaient pour qu'on les dépanne… »
Cet ancien salarié évoque encore les méthodes de la direction pour se « débarrasser » de certains résidents gênants. « Quand une famille n'avait plus les moyens de payer, la direction se gardait bien de leur indiquer que des aides étaient possibles, pour ne pas avoir à subir de baisse sur la prise en charge des coûts d'hébergement. De même, les profils psychiatriques étaient poussés vers la sortie, car ils ne correspondaient plus à l'image de standing que le groupe voulait renvoyer. »
Les délits d'entrave dénoncés aujourd'hui à la justice par la CFT, FO et la CFDT ? « J'ai assisté un jour à une réunion animée par notre directeur régional, à la veille des élections du CSE. Deux responsables RH étaient en visio. Ils ont clairement fait comprendre au directeur que les salariés devaient voter Arc-en-ciel et ils lui ont demandé de faire remonter les intentions de vote du staff. Le but affiché était de ne pas avoir la CGT sur le dos et d'avoir la paix pendant quatre ans. Ça a plutôt bien marché puisque ce syndicat n'a obtenu aucun siège à l'arrivée », témoigne François.
« Dégagée en deux secondes »
Dans Les Fossoyeurs, Victor Castanet consacre un chapitre entier à ceux que l'on appelait dans le groupe « les directeurs nettoyeurs », ces « bons éléments » chargés de « faire le ménage » dans les établissements où certains membres du personnel pouvaient poser problème. « On pouvait me demander de licencier pour des choses anodines, c'était vraiment du délit de sale gueule », témoigne un nettoyeur « repenti », interrogé par l'auteur. « C'était des trucs de fou, genre une personne qui passe dans le couloir et qui dit : “C'est vous le directeur régional ? Vous savez, on manque de changes.” Lui, il répondait : “Ne vous inquiétez pas, on va vous en trouver”. Puis il faisait quelques mètres, se tournait vers moi et me disait, toujours avec le sourire : “Tu la vires”. Et c'était terminé. »
Elle a 31 ans, elle est infirmière et nous l'appellerons Sophie. Passée par un Ehpad du groupe Orpea du nord de la France, elle a été licenciée pour « inaptitude professionnelle » après une dépression sévère consécutive à un « état de stress post-traumatique lié à des souffrances au travail », ainsi que l'a relevé le médecin du travail. Elle est « actuellement aux prud'hommes » et son avocat a déposé une plainte au pénal pour « harcèlement moral ». Elle espère que, cette fois, « celle-ci aboutira ». « L'inspectrice du travail avait déjà saisi la justice de mon cas, pour harcèlement moral, sur un article 40 (obligation pour un fonctionnaire de dénoncer au procureur les crimes ou délits dont il a connaissance, NDLR), mais le parquet du Mans a classé la plainte », se désole-t-elle. « Le manque de couches, de draps propres et de matelas, la porcelaine que l'on sort pour appâter les familles, une aide-soignante pour vingt-huit résidents, les cadences infernales, tout ça, je l'ai vécu », confie-t-elle au Point.
La directrice nettoyeuse s’est mise à me crier dessus, me jetant les dossiers des patients à la figure.Sophie
Ce dont elle veut parler aujourd'hui, c'est du « management destructeur de la boîte, à tous les échelons ». « Des collègues mis à pied pour des motifs inventés, j'en ai connu. Un cuisinier de ma résidence a été licencié pour avoir prétendument mis du cannabis dans l'alimentation des résidents ; une infirmière a été jetée pour un verre sale… » Elle-même affirme avoir été victime d'un « directeur nettoyeur », en l'occurrence une directrice. « Elle a débarqué un matin sans prévenir. Elle était plutôt bien, au départ, se présentant sous un bon jour, comme venant du milieu médical. Elle nous a dit que nous formions une belle équipe, mais qu'il allait falloir changer certaines choses, qu'elle était là pour nous aider. Très vite, son comportement a changé et le ton s'est durci. Elle a commencé à s'en prendre à une cadre de santé, l'humiliant devant nous, la jugeant incompétente, raillant sa propension à aller sans cesse aux toilettes… Mes problèmes ont commencé le jour où j'ai pris sa défense. D'autres collègues, qui avaient fait de même, ont été mis à pied sous des prétextes fallacieux, des prétendues erreurs de médicaments… La directrice nettoyeuse s'est mise à me crier dessus, me jetant les dossiers des patients à la figure. Les autres ne devaient plus me parler, les aides-soignantes ne me faisaient plus de transmissions… Les entretiens annuels se terminaient en pleurs, on me faisait des réflexions sur mon poids, ma tenue vestimentaire, j'étais devenue “une honte pour la profession”. Le directeur régional, avec lequel je suis aujourd'hui en procédure, m'a menacée de “casser mes diplômes”, de saisir l'ordre des infirmiers pour mes prétendus manquements. Heureusement, les instances ne l'ont pas cru. »
Mes collègues et moi avons fait plusieurs dénonciations à l’ARS, personne n’a jamais voulu nous recevoir.Sophie
Plongée dans une grave dépression, Sophie a mis des années à se relever. Elle ne s'est d'ailleurs « pas vraiment remise » de cette expérience et attend avec inquiétude que la justice répare son préjudice. Elle est toujours en proie à des crises d'angoisse. « Je ne peux plus mettre un pied dans une maison de retraite », confie-t-elle. Aujourd'hui installée « en libéral », elle dit avoir, « du haut de [ses] 25 ans, perdu toute confiance dans l'humanité après avoir été témoin de tous ces coups tordus et toutes ses manigances ». « Voir des collègues faire des écrits contre nous pour un CDI ou une augmentation dérisoire, c'est peut-être ça qui m'a le plus choquée. En même temps, je ne leur en veux pas, c'est le système qui voulait ça. » Elle ajoute : « Mes collègues et moi avons fait plusieurs dénonciations à l'ARS, personne n'a jamais voulu nous recevoir. Nos plaintes ont été classées par la justice alors que nous avions le soutien de la direction du travail, pourquoi ? J'avais un profond respect de la hiérarchie, qui incarnait pour moi le respect de la personne humaine. Chez Orpea, j'ai perdu mes illusions et tout ce qu'il me restait de naïveté. Laisser des personnes âgées dans leur pipi et maltraiter à ce point ceux qui s'en occupent, pour qu'ils se taisent et pour que “ça crache du fric”, comme ils disaient, c'est pathétique. »
La direction aux abonnés absents
Nous avons contacté la direction des ressources humaines d'Orpea, via l'agence qui gère aujourd'hui la « communication de crise » du groupe, pour entendre son point de vue sur sa politique de CDD, les vacances de postes, les licenciements pour faute, les descentes de « directeurs nettoyeurs »… Nous n'avons obtenu aucune réponse.
Merci à Nathalie Andrews du CHOIX pour le partage de cet article.
A diffuser en copié - collé autant que possible.
Z.